La récente démission de Steve Jobs, fondateur et mythique président d’Apple, et les réactions qu’elle a suscitées, à la Bourse comme dans la presse, illustre parfaitement la question de fond posée par ce dossier sur la santé des chefs d’entreprise : la dangereuse identification du dirigeant à son entreprise qui le conduit à négliger son propre bien-être.
Et cette identification fonctionne dans les deux sens : Apple, c’est Steve Jobs (la preuve en est que l’entreprise a failli s’effondrer quand il en a été écarté), Steve Jobs, c’est Apple, il lui consacre sa vie et sa personne, il semble n’exister que par elle. Saluons au passage le courage et la lucidité qui l’ont amené à passer la main avant de se trouver dans l’incapacité de diriger sa société. Mais il l’incarne tellement que cela n’a pas empêché que le doute s’installe sur la pérennité d’Apple au-delà de sa personne.
Il s’agit ici d’un cas emblématique, mais qui est beaucoup plus fréquent qu’on ne le pense, plus encore dans les PME que dans les grandes entreprises. Le métier de dirigeant envahit tout et la vie de ce dernier se résume souvent à son entreprise. Il y est en permanence, il y pense jour et nuit, il en rêve, elle lui procure toutes ses émotions, elle mobilise son intelligence. Dès lors, s’il est conduit à la céder ou contraint au dépôt de bilan, il a l’impression de ne plus exister, que tout s’écroule autour de lui. Et c’est souvent à ce moment-là qu’il tombe malade.
Anticiper sa propre défection
Auparavant, en effet, il ne se donnait pas le droit d’être souffrant. C’était inenvisageable parce que « son » entreprise avait besoin de lui, parce qu’il se sentait indispensable. Cette « méthode Coué », qui consiste à se répéter tous les matins « je ne peux pas être malade, je ne peux être malade » semble d’ailleurs plutôt efficace. L’enquête lancée en collaboration avec le CJD et les travaux de l’Observatoire de la santé des dirigeants (voir les articles précédents) le confirmeront ou l’infirmeront, mais on a le sentiment que les patrons sont effectivement moins malades que la moyenne. Cela s’explique très bien quand on connaît l’importance du mental dans la maladie.
Pour autant, cette implication totale du dirigeant dans son entreprise, ce déni d’une possible absence forcée ne sont-ils pas dangereux, voire contre-productifs ? Il est frappant de constater qu’un bon chef d’entreprise a pour ambition d’anticiper à peu près toutes les situations, dans tous les domaines – marchés, commandes, produits, finances, effectifs… -, de se préparer à faire face à tous les aléas qui se présentent, mais qu’il est incapable d’envisager sa propre défection, accident ou maladie, de se demander comment sa boîte pourra tourner sans lui. Gouverner, pourtant, c’est prévoir, y compris prévoir qu’on puisse être dans l’incapacité de gouverner. Le monde politique est ici plus avisé que le monde économique puisque des systèmes de substitution sont organisés par les textes : le président du sénat peut remplacer le président de la République, leurs suppléants les députés, les adjoints les maires. Bien peu d’entreprises ont mis en place un tel système.
Ne pas se croire indispensable
Se croire irremplaçable, n’est-ce pas se montrer irresponsable ? C’est en tout cas prendre le risque de mettre en péril son entreprise, en particulier, une fois encore, dans les PME. Lorsque le patron est le seul à avoir tout en main, à connaître l’ensemble des dossiers, à maîtriser la stratégie, son absence peut vite se révéler catastrophique. Dans un premier temps, les subordonnés évacuent les affaires courantes, mais très rapidement plus personne ne sait ce qu’il doit faire et la machine se grippe.
Savoir déléguer et prendre des décisions collectives, ne pas se rendre à tout prix indispensable, éviter de se croire tout puissant et invulnérable fait partie de la recherche de performance globale, en ce sens que cela apporte un meilleur équilibre à l’entreprise, concourt à sa pérennité et donne sa juste place à chacun. Contrairement à une image souvent véhiculée par la presse ou par les dirigeants eux-mêmes, l’entreprise n’a pas besoin d’un héros à sa tête, mais d’un homme bien dans sa peau, conscient de ses faiblesses comme de ses forces, qui ne s’identifie pas totalement à son métier.
A mon sens, le dirigeant passe souvent trop de temps dans son entreprise et lui consacre trop d’énergie. Il se sent coupable de prendre du repos, de la distance, du temps pour soi, de s’intéresser à autre chose que sa société. Il n’ose même pas prendre de vacances, ou, s’il en prend, il dira qu’il a quand même beaucoup travaillé, qu’il est resté connecté en permanence. Il ne met plus de frontière entre sa vie personnelle et son activité professionnelle. Il finit par être grisé par son activisme et le burnout le guette. Il tourne en boucle et devient inefficace.
Préserver sa santé globale
La vraie valeur ajoutée d’un chef d’entreprise n’est-elle pas au contraire dans sa capacité à faire la part des choses, à prendre du recul ? On attend d’abord de lui une vision qui impulse des actions. Or, comment voir loin si on reste la tête dans le guidon ? Comment garder l’esprit ouvert si on passe son temps à se noyer dans les détails ? Il est important de regarder ailleurs, d’avoir des activités éloignées de son métier. Selon le principe de la sérendipité, c’est souvent à la faveur du hasard des rencontres et des découvertes que l’on trouve des idées nouvelles qui pourront nourrir l’entreprise.
Plus que de monomaniaques, l’entreprise durable a besoin de dirigeants qui savent préserver leur santé globale : santé physique bien sûr, santé mentale et santé émotionnelle. C’est de cet équilibre entre le corps, le cœur et l’esprit, de cette reconnaissance de sa véritable identité, de cette acceptation de qui l’on est que va naître une réelle efficacité. Même si l’on passe moins de temps dans l’entreprise, on sera plus réellement présent aux autres. En arrêtant de jouer le rôle du dirigeant, en étant soi-même, on le sera plus authentiquement et naturellement.
Gontran LEJEUNE